L’œil tactile
(Dans le studio de Philippe Dugay)
Lors de l'un de nos échanges Philippe me dit, comme une conclusion ouverte, que quoi qu'il en soit la sensualité est l’œil du cyclone, ce jaillissement sans fin des images. On cite Dürer : aussitôt une image créée, finie, rangée en sort une autre, puis une autre, « c'est un puits sans fond ».
Un petit tirage en couleur (20x15cm?), encadré d'un léger passe-partout godant – j'ai envie de regarder par dessous – est punaisé sur l'un des murs du studio. Un rectangle gris imposant est central, au premier plan une bande ocre clair rosée, nervurée inégalement, au fond, « un plafond » ne dévoilant aucune perspective de sortie me rappelle le carrelage de certains tunnels du métro. L’œil est embarqué dans un espace saturé, telle celui d'un expressionnisme orageux (pourtant ici, pas d'orage : tout est calme) et se prend à chercher par où se faufiler entre ces plans monumentaux – la peau réclame son dû.
Nos radars – nos plaies – s'activent face aux surfaces photographiques de Philippe.
L’œil tactile : voici l'expérience qu'il nous propose, entre autres.
L’œil tactile – la fonction haptique du regard – s'oppose à l'optique, ou, davantage, ouvre le regard vers d'autres sensations, intensifie le sentiment d'exister.
L'art égyptien, les fresques romanes sollicitent cette fonction de l’œil, puis se perd à la Renaissance au profit d'un art de la représentation théâtrale, édifiante et bien sûr didactique.
À la question « pourquoi sommes nous là ? » le travail de Philippe répond : « pour être là » : pour sentir le monde, se rassasier d'être là. Aussi bien, à « la complexité de la vie » – constat intellectualisant, flattant les efforts des cerveaux bien faits, s'illusionnant d'une compréhension qui pourrait être globale et définitive – nous préférerons « la densité de la vie » qui ne nous exclue pas – nous sommes en plein dedans – , qui nous invite à palper l'air, à renifler les peaux, à caresser les couleurs.
Ce petit tirage mat qui me happe m'évoque les murs calcaires et crémeux de Vermeer de Delf.
Philippe Dugay est un plasticien, la figuration présente dans son travail ne nous afflige pas, ne nous enferme pas : l'expérience d'une belle liberté est offerte au spectateur. L'art dévoile d'autres possibles, d'autres organisations...
Je pense aussi aux carrés iconiques blancs où noirs de Kasimir Malevitch : métaphysicien révolutionnaire usant d'une géométrie peu orthodoxe dans ce domaine.
Et puis, bien sûr, arrivent les expériences lumineuses et tellement physiques du généreux Mark Rothko.
Chez Philippe Dugay je vois peu de figures humaines : une seule, il me semble, est pendue dans le studio (tirage noir et blanc, la figure colossale fait naître en moi une inquiétude vaudou). Pourtant l'humain y est. Il pointe son museau. Il contourne les plans. Il joue à cache-cache. Il est mobile, jusqu'au flou, parfois. Il est sérieux, inquiet et ironise sur son sort, et peut-être nous en jette-t-il un au passage, sourire aux lèvres. La légèreté de sa présence est réconfortante (tant notre civilisation mise sur l'ego et ses abus de pouvoir aveuglants – et c'est tellement fatiguant !). Dans chacun de ses objets, Philippe Dugay est là – investi jusqu'à la moelle dans ses pratiques artistiques (son amour fasciné pour le dessin, la sculpture, la photographie et j'ajoute l'architecture). On n'échappera donc pas à l'humanité (à son humanité).
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