Une œuvre d’art avant son
habillage ; avant qu’elle ne soit devenue intelligible. Je
pense à une architecture en cours de réalisation. On devine des
masses ; on voit des successions de matériaux amassés, isolés,
contradictoires ; des signes à la craie sur les parois
verticales ; des variations composées de taches d’enduit
écrasé d’un même geste répété, précis, modulé ; des
câbles sans attaches ; des escaliers couchés ; etc. Une
œuvre conçue par l’esprit humain, brute parce qu’en cours
d’achèvement, en mouvement.
La phase suivante du chantier
consistera à cacher tous les gestes des ouvriers ayant œuvré,
toutes leurs astuces, tous leurs traits d’esprit et de craie et les
inventions d’ingénierie.
Je reviens du chantier du nouvel
équipement culturel de la ville du Mans. Il est actuellement dans
cet état poétique, avant de devenir élégant.
L’aléatoire tout comme
l’arbitraire y ont une bonne place.
Les événements plastiques
fabriqués de ces matériaux et de ces gestes (arbitraire des
nécessités qui y président, aléatoire de la promiscuité
urbaine), au même titre que les œuvres d’art/matériaux des
histoires de l’art, sont au cœur de ma formation d’être humain
et spécialement d’artiste, au cœur de notre civilisation.
Ces deux ensembles de natures
différentes se chahutent. L’un est éphémère, spontané,
répondant à des critères essentiellement fonctionnels,
hygiéniques, économiques, doué d’une sorte de motilité. L’autre
est un héritage qu’il faut aller visiter, il n’est pas à portée
de main, il n’intéresse et ne préoccupe qu’une petite partie de
la population. Il vise la vie de l’esprit, sa liberté, sa
construction ; chacun des éléments qui le compose est une
hypothèse. La rue et les histoires de l’art sont des réservoirs
ouverts.
La rue et les actions qui s’y
rapportent n’ont pas valeur d’œuvre d’art (aucun artiste ne
revendique la rue et ce qui s’y passe en tant qu’œuvre signée
: ce serait un ready-made absolu, d’une rare violence). Le miroir
que la rue nous tend est sans médiation, ses effets sont directs. Il
renseigne parfaitement de l’homme d’aujourd’hui, de moi
aujourd’hui. L’anonymat y règne.
Qu’est-ce que serait une œuvre
d’art qui n’aurait eu comme dictionnaire que la rue, ses
matériaux, ses gestes – gestes qui tracent, assemblent,
équilibrent, lient, détruisent, surfacent, canalisent, retiennent
l’attention – ?
Une œuvre définitivement
ouverte, indéfinie, au moyens strictement suffisants et nécessaires.
La rue est une manière de
désigner un extérieur visible, palpable, abondant dans la diversité
possible, la variété des combinaisons, des savoirs mis en œuvre.
C’est l’Autre pris de plein fouet, sans louvoiement.
Il y a d’autres microcosmes.
Les gestes du boucher qui ficelle
la barde autour d’un rôti sont d’une élégance qui dépassent
tout ce que j’ai vue de chorégraphié. Alors le boucher présente
le rôti bardé dans sa paume de main, un tiers posé sur
l’avant-bras, comme un nouveau-né, attendant le jugement du
carnassier, subjugué.
Les effets que produisent sur moi certaines mises en pages ne sont pas à proprement parlé « voulus » par les patrons de presse ; le commerçant ne cherche pas à m’émouvoir en entassant ses cartons dans la rue ; quant au boucher, à qui on peut prêter une véritable sensibilité artiste, n’en a pas la volonté. Les intentions sont ailleurs.
Les rues, les bouchers, les journaux, auxquels je peux ajouter les falaises du Pays de Caux, les forêts, un arbre, un syrphe sur une herbe dans son champ, m’exhortent à me fondre dans la vie. J’y suis un étranger, extérieur comme un spectateur qui, tous radars aux aguets, absorbe un monde où il se lit et se découvre dans les moindres replis. Je suis fait des mêmes intentions, des mêmes éléments fondamentaux – organiquement, chimiquement –, j’en ressens tous les mouvements comme si tous avaient été expérimentés dans ma chair même.
Lorsque je flâne je me mets au diapason des lieux que je traverse. Mon attention est intérieure, acceptant les interventions extérieures comme une allumette dans le caniveau. Rien ne vient me troubler. Je suis un environnement.
J’entends
à la radio la voix d’Alberto Moravia. Il parle de la possession..
Pour posséder, il faut renoncer à la possession, contempler son
amour : « Admettre qu’il y a un autre en dehors de
nous . »
Commentaires