Les souvenirs sont des
fictions reformulées – neufs à chacune de leurs apparitions.
Reproductions
photographiques de gravures de Piranèse.
Échelle 1 me
précise-t-il.
Regardez ces piliers qui
font cadre... et cette saillie de pierre : prenez une règle,
c'est presque au millimètre près identique à cette photo. Les gens
croient parfois que je triche.
Remise en cause de la
quête d'originalité, de sa revendication identitaire à corps et à
cris...
M. Ferrante Ferranti* sourit : bien
sûr, l'art se nourrit de l'art.
Il est plus grand que
moi.
Peau halée.
Il ne m'intimide pas.
Nous causons dans son exposition.
Au sol moquette rouge
ondulante, irrégulière.
Comme vous le savez
j'aime le baroque.
Moi aussi, pensé-je.
C'est avec Piranèse que
je me suis formé... mon œil et ma main... Je ne me souviens plus de
l'auteur du livre que j'achetai en 76**.
C'est vrai ???
Je ne finis pas.
Les gravures de Rembrandt
aussi m'ont construites, ses dessins, plus tard sa peinture.
Je ne finis rien.
Ce sont d'anciennes
photos – il dit « vieilles » à plusieurs reprises...
j'ai l'impression qu'il se rend compte de cette répétition. Comme
un bègue qui malgré lui butte sur un mot dont il aimerait se
détacher, qu'il aimerait décoller de sa langue malhabile.
« Vieilles, enfin... » la voix se fond decrescendo dans
la pièce à l'acoustique absorbante.
Sa restitution du baroque
est toute de lumière – de matière – transitoire.
J'ai découvert votre
travail avec « Le croissant baroque ».
« La perle et le
croissant », me reprend-t-il, sans évoquer son ami D.
Fernandez (éd. Plon Terre humaine).
Il me montre un pavage en
damier... l'ombre et la lumière, fragiles et fugitives, mouvantes –
ça va vite...
J'ai pensé : est-ce
que vous vous sentez vous-même baroque ? Est-ce que vous pensez
que votre œuvre est baroque ?
On se colle l’œil aux
images. C'est chouette. C'est tout ce que j'aime.
On parle des noirs, des
blancs. Des noirs veloutés, des blancs qui jaunissent, du papier
baryté... je pense à l'écrasement du papier chiffon utilisé en
gravure, absent ici.
Et vous ?
Moi ?
Je suis plasticien.
Peintre, dessinateur... et puis photographe aussi.
Ah ?!!! Et comment
travaillez-vous ?
Je me sens maladroit, aux
aguets.
Il y a, à la base de mon
travail, une introspection. Je crois avoir dit : une forte
introspection.
Devant moi, le sol en
damier sombre – le cadre est accroché sur un tasseau verticale, à
hauteur d’œil, regard perpendiculaire.
Et comment cela se
traduit-il ?
Deux types lui apportent
du papier et un crayon. Il remercie, enchanté, reconnaissant.
Il me présente les
nouveaux venus : c'est lui qui a fait ces ingénieuses
structures où sont accrochées les photos.
Il parle de l'éclairage
du lieu. Les grosses lampes sont éteintes. Un volet est fermé
évitant le désagrément de regarder en contre-jour des petits
tirages de ses 6x6. La lumière est douce ; aucune gêne.
Il me présente :
monsieur est plasticien.
J'attends que notre
conversation reprenne.
Elle ne reprendra pas. Je
quitte la salle en le remerciant de sa disponibilité. Nous nous
serrons la main.
Je ne peux plus faire
demi-tour. Mes jambes me guident dehors. Je ne répondrai pas à sa
dernière question.
Une frustration m'aborde,
connue, déjà vue, intime.
Je la chasse comme une
jolie mouche chatouilleuse.
La frustration révèle
un désir croissant en catimini jusqu'alors... que je n'avais pas
encore perçu. Désir d'être, de faire, qui explose là – se
découvre.
Au commencement était
le verbe. Je fabrique des images silencieuses.
Là ! Çà !
La photographie est une
manière de m'approprier le monde en ne dérangeant nullement son
ordre – ses ordres. Je prends silencieusement une découpe du réel,
discrètement, sans effraction, sans vol. La discrétion de la
synecdoque : le détail pour le tout – une plume pour le vole,
un poil pour l'animal, un seul mot pour un adieu – pars pro
toto.
L'introspection est
inhérente à toute activité de création.
Elle permet de se
dépouiller des illusions, du beau injurieux, du laid discriminant.
Je chemine vers un désert, plate-forme horizontale qui s'éloigne en
plans successifs, séquencé d'ombre et de lumière au rythme des
vents de sable.
Un ailleurs possible, un
autre possible.
L'instantanéité que met
en pratique la technique photographique est de
l'ordre de l'intuition : cet instant où je suis en accord avec
le monde, où ma pensée et mon être sont un. Je me confonds avec le
monde.
Je
ne finis rien. Le mouvement – la vie – n'impose aucune
conclusion.
J'aurai
aimé vous dire que vous êtes un être humain rassurant quant à ma
nature même d'humain.
Alain Leliepvre
11 avril 14, au Mans
*http://www.ferranteferranti.com/
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**Roseline
Bacou - « PIRANÈSE Gravure
et dessins » - Édition du Chêne – 1973. Le libraire
d'Argentan, M. Hervieux, ronchonnant de me voir tripoter son livre me
pria de partir avec. Tu le veux ? tu le prends ? tu
reviendras lorsque tu auras de l'argent.
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Photographies faites en sortant de l'exposition de M.Ferranti, ce 5 avril 14.
Photographies faites en sortant de l'exposition de M.Ferranti, ce 5 avril 14.
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