« La mort ? Moi, je botte en touche »
La peur du dénouement
Les vertiges inutiles et
encombrants me secouaient le soir, comme un rituel au moment où la léthargie
s’amorce, où les songes, dans l’indifférenciation progressive des bruits des
véhicules motorisés qui sculptent l’espace de la ville m’entourant, comme une
symphonie maritime, commencent à m’entreprendre. Après le sursaut terrifiant
d’un néant semblant entrevu, comme l’acteur impatient soulève à peine le rideau
de scène, tremblant de peur d’être vu et de ne rien voir, je reprenais ma
respiration, écoutais encore les vagues urbaines s’évanouir mollement, mon
corps à peine sûr d’être là dans le vertige théâtral de l’inexistant, de la
mort et du sommeil – panique ritualisée.
J’ai longtemps convoqué dans
l’assoupissement ce que je croyais être un échantillon du Néant. Je pensais
naïvement me familiariser avec la mort – étendue sans limite, sans forme,
virginale.
Le langage sans mots de ma chair
vivante, le vertige, sursaut sensationnel, ne donne aucune réponse – comme si
je comptais sur l’orgasme pour me donner les clés de la reproduction. Ce
vertige fulgurant, qui en soi ne s’associe pas nécessairement à un désagrément,
est déceptif (quant à la connaissance escomptée). Ma chair trompe ainsi mon
désir de traverser le miroir par une forte giclée substantielle du sentiment
d’exister. La chair prend le relais de mon esprit, arrivé à une limite
infranchissable.
La mort est une expérience
illusoire que je transfère sur l’Autre.
Et chaque soir ce souffle vertigineux
me transportait hors de moi, comme s’il fut la seule & véritable preuve
tangible de mon existence.
La mort volontaire était ce que
je tâtais, ce que je soupesais, à chaque instant. Tout s’arrangeait
parfaitement. La fascination pour ce nouvel ordre que je prêtais à ma nouvelle
vie n’était, dans ces instants limpides, aucunement morbide. Le spectacle
atroce que j’aurais eu à laisser à mes proches entrait dans cet ordre. Mon
épuisement, le non-sens, tout enfin semblait s’alléger grâce à cette résolution.
C’était une manière, pensai-je alors, d’aller jusqu’au bout de
l’aventure ; aventure qui ne demandait qu’une révélation, un aboutissement
de toute évidence. L’Angoisse ne s’amenuisait pas, elle trouvait là son
épanouissement, une cohérence factuelle, totale. Elle n’était plus néfaste,
elle se présentait comme une serrure qu’il fallait dérouiller. La clé, je la
détenais, brillante comme une fusée.
La mort n’était plus un obstacle,
elle était devenue une alliée formidable.
Les soubresauts vespéraux prenaient
des allures d’entraînements.
De la mort je ne connais rien,
sinon des représentations aux multiples variations, léguées par mes
prédécesseurs, par les traditions funèbres, source de tous mes fantasmes. La
mort est un projet qui se réalisera sans ma sacro-sainte volonté.
L’angoisse qui m’enserre à la
mort d’un ami, d’un père, est provoquée par la projection de ma propre mort. Je
pleure ma disparition au-delà de la disparition de celui que je ne verrai plus,
en vrai. Les opérations mentales sont alors vives et multiples,
paradoxales ; mes larmes sont des liants – comme on le dit de l’huile de
lin en chimie –, les étouffements des soubresauts de la vie qui me meut, veut
poursuivre et poursuivra. Je ne suis pas mort à la suite de mes chers défunts.
Dans cette expérience-là, dans
cette mise à nu nécessaire, mon face à face sans pudeur, je me débarrasse d’une
partie de ce que je crois qui agit à ma place. Je m’épluche. J’assainis par le
vide. Je nomme cette part dans laquelle je veux tailler pour survivre/poursuivre
paisiblement : « Occident » – territoire imaginaire dessiné à la
règle sur des cartes, où l’on sacrifie au cutter des êtres vivants. Je pourrai
la nommer Inconscient – une sorte de puanteur scabreuse qui mythifie encore
davantage la prestigieuse personnalité. Il y a une entreprise de marketing
moral qui institue l’idée que le moi est un vice, que toutes les éminences
grises semblent créditer. L’Occident et l’Inconscient m’apparaissent
aujourd’hui comme deux allégories agissantes, manifestant la puissance active
des symboles sur notre monde matériel.
L’esprit construit des réseaux de
survie, un gribouillage topologique, avec lesquels nous pouvons voyager dans
notre chambre, immobiles. Mes sens me renvoyaient avec exactitude la nécessité
de ne rien faire. Je ne cherchais à valider que les actes réflexes –
respirer (entraînant son cortège d’odeurs et de parfums), soulever les
paupières (lumières, ombres, espaces me pénétrant), dormir (laissant se former
rêves et méditations),…–, tous actes vitaux, où la volonté ne semble pas agir.
« Comme si ce n’était pas
moi qui agissais. » Cette phrase, si souvent entendue, dit clairement le
trouble que je ressens. Qui agit ? Ou plutôt : Quoi agit ?
Comment s’opèrent les choix ? Comment se structure ma pensée pour que tel
acte se produise, parfois à mon encontre, et non tel autre… ? La
conformité pesante que l’on exige de moi est une gangue de laquelle je dois
m’extraire.
J’accepte ma mort qui s’élabore
sans moi & en moi – processus d’une métamorphose, qu’on ne peut décrire que
cliniquement. Ma mort appartient au futur qui n’existe pas.
J’accepte ce processus de métamorphose qui apparaît par
à-coups, par flots incompréhensibles, inconnus de moi, d’un moi qui se regarde
et vomit une identité qui lui semble déjà usurpée. Mes goûts et mes
dégoûts sont des passerelles entre moi et ce qui me modèle.
Cette phase-ci a débuté il y a
une dizaine d’années, le jour où j’ai renoncé à des principes moraux au profit
de leur contraire, le jour où « j’ai changé de vie » matérielle. J’avais
ouvert une porte sur une partie du monde que je ne connaissais pas, que je
honnissais candidement depuis des lustres, comme Adam la pomme.
L’Angoisse tapie, oubliée,
enfouie, permutée, s’est réveillée d’un bloc, neuve, précise, cinglante,
furieuse, enveloppante, efficace comme un tigre. J’y ai reconnue une angoisse
de l’enfance, fondatrice. (Je croisais soigneusement mes bras sur la poitrine,
je fermais les yeux, je me regardais mourir. Au moment où mes lèvres allaient
effleurer la joue de mon père, je me réveillais persuadé d’y réussir mieux la
prochaine fois.)
Après avoir épuisé les assommants
sommeils artificiels – où des camarades interchangeables deviennent acceptables
par l’habitude des consommations communes, nos conversations en boucle, invariablement
identiques, qui se perdaient dans les consciences ruinées de chacun – la
solitude s’est imposée. Cette illusion de vie sociale s’est dissoute
d’elle-même, faute de matière. Certains divertissements me conduisent
inexorablement à la perte de la faculté essentielle d’être humain : le
doute.
La solitude faisait ma nouvelle
identité, mon nouvel habit de citadin. Toutes les joies et plaisirs que je
connaissais s’en sont allés à vau-l’eau. J’avais perdu tous mes moyens. De
vieux réflexes demeuraient, vains. Ma personnalité – c’est à dire mon moi
social, illusoire, permis, vaniteux, capricieux – devenait importable, comme
une rivière de diamants.
J’en ai perdu jusqu’à ma foi en
l’Art.
L’Art s’est révélé ennemi de ma
souveraineté. Ce refuge de mon existence se délitait dans le non-sens – transi
d’amour je me réveillais enlacé dans les bras putrides de mon propre cadavre
symbolique.
Je restitue une part infime de
mon ignorance. L’ignorance est une terre fertile, un territoire qui
m’appartient en propre.
La thésaurisation des
connaissances est illusoire. La peur de la vérité qui arracherait l’illusion
comme une adhérence néfaste à un organe sain, la peur d’un dénouement possible,
la peur d’une métamorphose radicale m’ont fait trembler jusqu’à la nausée,
jusqu’à la perte de volonté, jusqu’à l’assoupissement. La Liberté eut été comme
trop forte. Il y a une similitude entre la nausée et les larmes (en flots
continue) : l’esprit délègue, abandonne sa part de raisonnement à la
chair. La chair, dans son expression irrépressible, me rappelle à l’ordre, à ma
souveraineté animal – la chair éruptive.
À ces peurs de soi, à ces peurs
intérieures, à cette peur fondamentale de ne plus se reconnaître, de ne plus se
connaître, de ne plus comprendre ses propres visons du monde s’ajoute la peur
de devenir méconnaissable, inintelligible, étranger chez soi – une altérité
incongrue.
Les changements sont visibles
dans les schémas intérieurs bouleversés, rendus souvent illisibles. Les
moindres actes de la vie ménagère deviennent objets d’analyse, comme s’ils
étaient observés par un nouveau venu tatillon. Je ne me demande plus le sens de
mes actes. Ils se réduisent peu à peu et tentent d’induire tous – ou du moins
la majorité restante, certains m’échappent encore – un plaisir actuel, le
plaisir du présent rendu palpable. La quête est là : ne pas échapper au
présent si je ne peux échapper à la mort…
…une manière de
« botter en touche ».
J’image mon existence, mon dégoût
des pouvoirs.
A.L.
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